Extrait du livre de l'anthropologue Hélène Claudot-Hawad: Arabes ou Berbères?
Au milieu du XIXe siècle, le savoir
occidental se dote d'un nouvel objet scientifique : les " Berbères ",
nom étranger à la population ainsi désignée. Dans le paradigme
évolutionniste alors
dominant, la figure du " Berbère " naît de la relation triangulaire
instaurée avec l'" Arabe " et l'" Européen ". Suivant des registres
multiples, les spécialistes s'appliquent à décliner différences et
similitudes, disjonctions et conjonctions entre ces
catégories.
Le corps à corps disciplinaire enfante des frontières
mouvantes, interactives, constamment redéfinies. Berbères - aujourd'hui
Imazighen - ou Arabes ? Berbères ou non Berbères ? Cet ouvrage
questionne les conditions de production d'un domaine spécialisé : les "
Études Berbères ". Il analyse la constitution de ses objets et de ses
principes théoriques, sa légitimité académique ou son déclin à des
périodes données.
S'appuyant sur des itinéraires singuliers de recherche, il décortique la
contingence des dispositifs de savoir et, finalement, la difficulté du
regard scientifique.
1La question soulevée dans cet ouvrage, le statut des « études
berbères », a déjà fait couler beaucoup d’encre et continue à interroger
tous ceux qui se consacrent à l’étude des sociétés du Nord de l’Afrique. La
distinction entre Berbères et Arabes est-elle une construction idéologique et
politique héritée de la colonisation ou présente-t-elle une valeur
heuristique ? Les textes rassemblés ici ont une finalité commune :
explorer, selon l’expression que nous empruntons à l’introduction d’Hélène Claudot-Hawad,
« les contraintes historiques de la structuration théorique » de ce
savoir. Ils illustrent les conditions d’émergence des catégories induites par
cette distinction entre Berbères et Arabes, les conséquences qui en découlent
sur la définition des objets de recherche et, finalement, les déplacements
critiques entraînés par le développement des travaux scientifiques.
2L’appellation même « berbère » est étrangère aux populations
concernées par l’usage de cette langue parlée (avec de notables différences
dialectales) par une partie des populations du Nord de l’Afrique et du Sahara,
à côté de l’arabe, majoritaire, qui s’est diffusé avec l’implantation de
l’islam et les conquêtes musulmanes. De manière générale, le peuplement berbère
ne nous est connu qu’à travers le prisme de cultures étrangères, des Puniques
aux Vandales en passant par les Romains, qui ont apporté dans ces régions leur
lot successif d’influences extérieures, techniques, sociales, intellectuelles,
religieuses, etc. Ce creuset laisse peu de marge à la spécification de
catégories discrètes. L’hypothèse de différences raciales, avec le contenu
totalisant que revendiquait cette notion de race il y a un siècle encore, n’a
pu, en particulier, fonder durablement, note Gilles Boetsch, la conceptualisation
essentialiste de cette différence entre Berbères et Arabes.
3De ce fait, l’opposition entre Berbères et Arabes se construit des
références les plus diverses, et parfois contradictoires : entre villes et
campagnes, ruraux et citadins (Kamel Chachoua), nomades et sédentaires (Rachid
Bellil), sans qu’il existe une logique d’ensemble permettant une répartition
exclusive du peuplement entre les catégories considérées ainsi comme les
matrices analytiques de cette opposition. Le Berbère est aussi bien l’archétype
du rural par opposition au citadin que le sédentaire habitant les ksours.
Sédentaire, il s’oppose alors essentiellement au nomade arabe, prédateur et
destructeur. Les représentations coloniales attribueront généralement aux
« Berbères » un degré supérieur de civilisation résultant de ce mode
de vue sédentaire, agricole, « démocratique », etc. Pour leur
part, cependant, les Touaregs nomades entrent difficilement dans les
distinctions opérées plus au Nord.
4On pourrait s’arrêter à ce premier constat d’un brouillage
idéologique et conceptuel qui contribuerait à rendre caduque la distinction
entre Berbères et Arabes, à ne voir dans les « études berbères » que
constructions historiques et jugements de valeur sans portée heuristique, à s’arrêter
au « mythe » sur la base duquel s’organise en définitive cette grille
de lecture. Cette déconstruction est, certes, une étape nécessaire de
l’investigation scientifique. Le « mythe » néanmoins ne s’est pas
construit ex nihilo, il s’inscrit dans un contexte plus large que celui
de la colonisation qui lui a conféré sa prétention à la scientificité, et il
répond à des déterminations contextuelles s’exerçant sur le long terme. Pour
rendre compte de la construction de ce mythe, les contributions ici réunies explorent
deux thèmes importants : le rôle de la colonisation française dans la
constitution de ces savoirs d’une part et, d’autre part, la place qu’occupent
les études sur la parenté.
5Le premier est abordé avec la contribution stimulante de Salem Chaker qui
établit que le « mythe berbère » est, y compris dans certaines de ses
manifestations modernes, d’origine « arabe », et qu’il s’est élaboré
sur la base de la marginalité attribuée au Berbère du point de vue politique
(résistance à l’État) et religieux (christianisme ancien, auquel nous
ajouterons la longue adhésion au kharijisme, « hérétique » au regard
de l’islam sunnite malékite dominant). Beaucoup plus que la conséquence d’une
« politique berbère » de la France, qu’on ne peut assimiler à la
politique à l’égard des juifs, les représentations de l’« arabité »
ont contribué à façonner celle de la « berbérité », dans le contexte
colonial comme un obstacle au combat contre le colonialisme. Les revendications
récentes d’une renaissance berbère portent la marque de ces représentations
extérieures mais aussi des influences coloniales, à travers l’école française
et la culture politique et intellectuelle qu’elle a contribué à diffuser.
L’affirmation d’une identité amazigh exclusive et commune, la normalisation de
l’écriture néo-tifinagh, sinon de la langue parlée, sont quelques-unes des
manifestations d’un panberbérisme moderne sur lequel s’interroge Salem Chaker.
Les contributions concernant le sort des études berbères en France, à propos du
traitement des archives berbères du fonds Arsène Roux (Claude Brenier-Estrine),
ou les difficultés de l’introduction de ces études dans l’université algérienne
contemporaine (Dahbia Abrous) soulignent une certaine fragilité de cette
entreprise.
6La réalité d’une politique berbère de la France est remise
en cause par Mohamed Benhlal à propos du Dahir berbère de 1930 au Maroc et de
l’une des manifestations, souvent mise en avant de cette prétendue volonté
politique coloniale : le collège d’Azrow où les fils de notables recevaient
un enseignement en berbère. En fait, cet enseignement destiné à la formation
d’agents locaux de la colonisation ne put concurrencer celui dispensé en arabe
dans d’autres collèges coloniaux, ainsi que l’enseignement religieux, et,
finalement, les étudiants du collège participèrent pleinement au mouvement pour
l’Indépendance. Toujours concernant le Maroc, el Khatir Aboulkacem souligne la
permanence d’une dévalorisation de la culture berbère de la part des élites
urbaines et étatiques arabisées. Dans des sociétés où le statut personnel et
politique s’exprime fortement à travers l’idéologie filiative, les Berbères, ou
du moins certains d’entre eux (les Lamtûna par exemple, sinon l’ensemble des
Sanhâja, aux lendemains de l’épopée almoravide selon Ibn Khaldoun) sont considérés
de longue date comme d’origine arabe yéménite, cette thèse se retrouvant dans
la partie occidentale arabisée du Sahara. Alors que se développent les luttes
anticoloniales au nom du nationalisme arabe, un curieux article de la revue
militante Al Maghrib établit doctement que, n’ayant pas de généalogie
reconnue, les Berbères ne peuvent accéder au Paradis qu’en se rattachant aux
Arabes. Aux lendemains de l’Indépendance marocaine, les programmes scolaires
continueront à se référer à cette origine arabe yéménite des Berbères.
7Ce qui nous amène au second point souligné dans l’ouvrage comme un facteur
décisif de construction de l’opposition identitaire entre Arabes et
Berbères : les représentations de la parenté et le rôle des travaux sur ce
thème. Ce rôle est étudié par Hélène Claudot-Hawad qui précise que cette notion
de parenté doit alors être entendue au sens large, concernant les
« parents non apparentés », c’est-à-dire l’ensemble des relations
sociales qui s’expriment en termes de parenté. De fait, nombre de
caractérisations de la catégorie « berbère » se réfèrent aux
dimensions « segmentaire », tribale, solidariste, etc., de
l’organisation sociale des populations berbérophones empruntant au vocabulaire
de la filiation et de l’alliance de mariage. L’idéologie filiative, l’extension
des alliances impliquant l’effusion du sang (sacrificiel) ou le partage du lait
féminin, les institutions « démocratiques » de ces formations
sociales, sont autant de traits mobilisés pour justifier l’opposition entre
Berbères et Arabes, même si les populations arabophones les partagent
largement.
8Cette opposition se polarise sur un point qui me semble décisif : le
traitement de la catégorie de genre, de la distinction du masculin/féminin. La
dimension religieuse apparaît alors déterminante. Depuis Ibn Battuta au moins,
et même auparavant, les voyageurs arabes s’interrogent sur la légitimité
religieuse du statut des femmes berbères. Ce qu’on peut appeler le « mythe
touareg » s’élabore en Occident sur la base de la considération de ces
« musulmans féministes », pour reprendre l’heureuse expression
d’Hélène Claudot-Hawad, et de leurs pratiques de matrilinéarité volontiers
conçues comme un « matriarcat ». Les femmes « berbères » du
nord du Maghreb, même si leur situation sociale et matérielle est souvent
évoquée avec compassion, voient pourtant leur situation institutionnelle et
leur autonomie culturelle voire personnelle considérées par les Occidentaux
comme plus favorables que celles de leurs consœurs « arabes ». Il en
résulte deux conséquences s’agissant de la construction du « mythe
berbère ».
9Un premier effet de ces représentations est de justifier une certaine
conjonction entre la catégorie « berbère » et le féminin qu’évoque
Kamel Chachoua : « dès que l’élément féminin l’emporte (dans un
couple, dans un pouvoir ou dans une société), on pense à la ruine, à la
malédiction, au déshonneur, à la honte » (p. 50). Si les conséquences
en termes de valeur peuvent éventuellement s’inverser dans notre vision
occidentale, cette association d’un groupe social avec le féminin est
généralement considérée sur un mode dévalorisant dont se faisait déjà l’écho
Aristote l’Athénien, condamnant la gynécocratie spartiate pour ses conséquences
néfastes sur l’ordre de la cité.
10Cette place du principe féminin contribue aussi à construire les figures
de l’altérité : structurellement avec les formes de l’alliance de mariage
et culturellement en définissant la figure de l’étranger. Sans nous engager
dans une analyse des systèmes d’alliance, on peut noter qu’ils favorisent la
conception d’une affiliation sociale par les femmes, filiative dans le cas de
la matrilinéarité, qui questionne les auteurs arabes musulmans l’observant au
Sahara (al Maghilî), matrimoniale, en conséquence des femmes « données »
à des « étrangers », pactuelle (pactes de lait), etc. Se
dessinent ainsi des ordres de la filiation et de l’alliance, de l’identique et
du différent, de l’identité et de l’altérité que l’on observe dans la
construction du mythe berbère mais aussi dans d’autres constructions sociales
où est mise, sur d’autres scènes, la référence à la berbérité. L’arabisation
des populations berbères d’une partie du Sahara occidental a préservé un îlot
berbérophone qui se réduit comme peau de chagrin. Le terme désignant cette langue
résiduelle, mais aussi une catégorie sociale, le terme znâga (formé à partir de
Sanhâja), rend compte cependant de différences statutaires et politiques qui ne
recoupent pas les différences linguistiques ou généalogiques. L’hispanisation
complète des populations berbérophones des îles Canaries est, autant que le
résultat des massacres initiaux, le fruit d’un métissage généralisé avec les
femmes berbères dont se font l’écho les chroniques des conquérants. Ces
représentations interviennent dans le champ scientifique, comme le manifeste le
mythe berbère, mais aussi, avec un autre degré de rationalité et de légitimité
scientifiques, la notion d’« autochtonie » avancée par Gabriel Camps
pour rendre compte d’une culture berbère ancrée dans l’histoire longue, dont
l’écriture, extérieure, laissera toujours « aux marges » la culture
berbère (Hélène Claudot-Hawad).
11C’est pourtant une autre vision, réinvestissant de
l’intérieur cette histoire à partir d’une relecture critique des travaux sur
les Touaregs et de nouvelles recherches philologiques et archéologiques, que
nous convient à partager Paulo Fernando de Moraes Farias et Harry
T. Norris dans les deux textes par lesquels s’achève l’ouvrage. Concernant
l’un et l’autre les frontières méridionales du monde berbérophone, ces textes
soulignent la complexité de la production des identités « berbères »
et leur relation subtilement dialectique avec celle des altérités, ici
africaines et/ou musulmanes. On s’accorde pour considérer que les apports
berbères ont été importants à l’origine des dynasties soudanaises musulmanes
(Mali, Songhay). La localisation politique du pouvoir politique traduit certes
des phénomènes de domination que manifestent l’usage de dialectes songhay dans
certains groupes touaregs orientaux (Idawshaq, Igalan, Ibarogan…) et,
autrefois, celui de l’azzer, dialecte soninké fortement berbérisé, chez les
Berbères sahariens occidentaux. C’est cependant en référence à la définition
« berbère » de l’identité/altérité que se construisent aussi les
identités impériales totalisantes, ainsi que le montre Moraes Farias au fil de
la passionnante enquête menée par lui sur l’origine du terme askya,
titre par lequel est désigné l’empereur songhay.
12Le terme askya, emprunté au tamachek ashku
qui désigne l’esclave mâle fils d’esclave jusqu’à la période de puberté, avec
la connotation sémantique « être bien dressé », a subi une première
évolution : esclave plus particulièrement chargé des chevaux, eux-mêmes
associés au monde domestique intime, il désigne d’abord chez les Songhay un
titre, toujours attribué à un esclave, dans le domaine de la cavalerie, puis un
titre militaire. Ce titre se trouve investi d’un sens nouveau avec la rupture
dynastique que représente l’avènement de l’askya Mohammed I. La
légende de cet avènement est directement inspirée des mythes d’origine touaregs
qui justifient la supériorité du neveu utérin sur l’oncle maternel, celle du
neveu sur le fils dans la succession politique et la transmission des
identités. Emprunt légitimant une captation dynastique ou similarité de
structure, l’identité dynastique songhay dans son altérité au monde touareg
traduit les mêmes mécanismes de définition des origines. Mohammed I, sauvé de
la mise à mort généralisée des enfants mâles (thème testamentaire et coranique
illustré par la vie de Moussa ou d’Ibrahîm), est élevé comme un esclave avant
de révéler sa valeur. Ses exploits l’amènent à s’exiler chez les Arabes où il
étudie l’islam. De retour, sur son cheval, il finit par tuer son oncle maternel
(le plus proche parent masculin dans un calcul matrilinéaire de la filiation)
et par lui succéder.
13L’identité berbère se conjugue ici avec l’identité
musulmane, soulignant à nouveau la mouvance des frontières entre l’autre et le
soi que fige le « mythe berbère ». Norris souligne par sa part dans
son étude des écrits touaregs en langue arabe classique les continuités et
ruptures que représente l’affirmation d’une identité musulmane à côté des
autres déterminants de l’identité. Il réfute la thèse classique d’une
islamisation superficielle de ces populations touarègues et note la qualité
d’information, d’écriture et de créativité des écrits en arabe classique
qu’elles ont produits depuis le xive siècle
au moins. Souvent associés sur les supports rupestres aux inscriptions en tifinagh,
ils traduisent aussi les transformations impliquées par l’usage de l’arabe dans
ces écritures : le passage du signifiant intime, « érotique », à
une pensée publique, intellectuelle et politique qui se traduit dans les
grandes œuvres de l’islam soudanais.
14L’ouvrage
prouve que la légitimité scientifique des « études berbères » reste
entière, une fois déconstruits les mythes sur lesquels elles se sont élaborées.
Leur avenir est déterminé cependant par une remise en question critique de la
production des savoirs en ce domaine qui permet de comprendre la manière dont
le « mythe », et les objets scientifiques qu’il a contribué à
définir, s’inscrivent dans une problématique plus générale d’identification
identitaire. Celle-ci plonge ses racines dans l’histoire millénaire des
contacts de ces populations avec l’extérieur et se prolonge présentement avec
une « renaissance » amazigh elle-même largement inscrite dans le
contexte de cette problématique.
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